CHAPITRE XII

Chroniques mytanes (extraits).

« Contrepoint de vue », d'Anika Veyyedin.

 

 

Il n'est pas interdit de penser que les chercheurs braines avaient un retard considérable dans tous les domaines que nos scientifiques trituraient, mais se rengorger de notre supériorité et de l'invincibilité qui en découlait, c'est oublier ou minimiser les aspects déroutants de leurs travaux dans plusieurs branches qui nous restent inconnues. J'ai déjà comparé la psionique myste à la magie, je dois ajouter que la mutagénie (braine, certes, mais aussi ille) ressemble à s'y méprendre à la sorcellerie médiévale, ne serait-ce que par son alchimie aussi aberrante qu'efficace. Nos généticiens peuvent se gausser. Face aux mixtures mytanes, leurs microscopes ioniques et tout leur fatras informatique paraissent bien lourds et bien empruntés.

 

*

**

 

Nadija Sin était ce qu'Audham appelait un beau garçon. Beau parce que la sveltesse de sa silhouette et la finesse de ses traits eussent fait mourir Apollon de jalousie, garçon parce qu'il avait tout de l'adolescent, fini mais pas adulte. C'était une apparence ; le myste était en plein âge mûr et peut-être même davantage. Non content d'être agréable à l'œil, il était aussi d'une affabilité, d'une douceur et d'une gentillesse, insupportables, et intelligent, cela eût ébloui un aveugle. En fait, Nadija était le Prince Charmant type de toutes celles qui ne rêvent pas de cow-boys musculeux et sauvages. Doucement, Audham s'offrait le luxe de la fascination rehaussée d'une pointe, gros modèle, d'admiration. Néanmoins, son penchant se rappelait mille fois par jour sa première impression : Nadija Sin était surtout un beau parleur.

Leur premier contact avait été d'une extrême courtoisie, à la limite du surréalisme. Le myste n'avait pas abattu la moindre carte, mais il s'était exprimé et comporté comme si elle les connaissait toutes, tels les fruits d'une vieille intimité – Nadija maniait l'intimité mieux que le verbe. Audh s'était laissé porter comme une invitée de marque, privilégiée jusqu'à l'absurde, l'absurde étant qu'elle se sentait en vacances et que ces vacances étaient obligatoires. Jamais ils ne s'étaient révélés quoi que ce fût.

Pour l'instant, donc, elle flottait entre deux eaux, prisonnière volontaire d'une villégiature paradisiaque depuis une semaine, quasi libre de ses mouvements dans une tour baroque (la construction la plus haute de la Citadelle), choyée et servie comme une reine, disposant d'un luxe éhonté et suave. Quand elle se faisait horreur ou quand un sursaut de responsabilité la démangeait, elle se disait que ce repos était le bienvenu, qu'elle en avait le plus violent besoin et qu'il précédait une tempête qu'aucun Nadija n'essoufflerait. Cela s'appelait rêver. Elle s'en délectait.

— À quoi penses-tu ?

Il ne l'avait jamais vouvoyée.

Elle se demanda quoi répondre, puis l'idée l'effleura que cette question était plus que de la déférence : Nadija Sin pouvait savoir ce qu'il voulait, quand il voulait, de ses pensées et plus profond encore, mais il ne le faisait pas.

— Un jour, il faudra quand même que nous discutions, remarqua-t-elle.

— Nous ne faisons que cela.

Comme il avait raison ! Elle avait même du mal à le croire : jamais elle n'avait autant écouté quelqu'un, jamais personne ne l'avait à ce point entendue. Son ennemi !

— Pour changer, nous pourrions parler de ce qui nous oppose.

— Tu es pressée ?

Il s'amusait.

— Cela fait aussi partie de nous. (En prononçant cette ânerie, elle se fit l'impression d'une gamine qui s'essayait à la déclaration.) Je n'aime pas les non-dits.

Elle était assise sur un pouf de vair, il était allongé à ses pieds, dans la laine d'elle ne savait quelle bestiole à poils longs. D'un seul mouvement d'une fluidité illesque (oui : illesque), il s'assit en tailleur, les mains sur les genoux, mimant la plus austère concentration.

— Je t'écoute.

Sa voix ne cherchait pas à porter le même semblant de sérieux. Elle souriait.

— Tu veux savoir ce que je cache au fond de mon cerveau et je veux que tu t'en serves pour prévenir les miens que je suis prisonnière sur une planète démente.

Il haussa les sourcils.

— Cela valait-il vraiment la peine d'être dit ? (Il souriait maintenant avec les lèvres.) Quand tu seras prête, nous ferons l'expérience… Fallait-il que je le déclare à haute voix ?

Audham se sentait ridicule. Ridicule mais pas stupide : l'expérience ne serait certainement pas à son goût.

— Quelle expérience ? (Sa voix à elle était soupçonneuse.) Celle de m'arracher des coordonnées par sondage pour expédier une armada warshe sur Thalie…

— Thalie ? releva-t-il par réflexe.

Ses yeux avaient cligné.

— Thalie est la capitale de la Fédération que vous vous proposez d'anéantir.

Elle ne ressentait aucune animosité. Il lui semblait que ce devait être dit.

Nadija hocha la tête, doucement. Il n'aimait pas ce qu'il venait d'entendre.

— Les evres veulent conquérir la Galaxie et je sers les evres, c'est cela ? (Il laissait tomber les mots, tristement.) L'infâme Nadija, le savant fou, le génie criminel au service des tyrans bouchers… Je suis à ce point détesté ? Mais qui me déteste ? J'assume le mal que je fais, Audh Onido Dham, seul, puisque je suis seul à savoir ce que je fais.

La scène du deux, pensa Audh. Mais le myste avait des yeux de chien battu, des yeux très verts et affligés d'une injustice de dix mille tonnes. Quel rapport existait-il entre le monstre décrit par les nones, les illes et Rib – que devenait Rib, son Rib intérieur ? – et la douceur tranquille de cet homme solitaire enfermé dans sa tour d'ivoire ?

— Partage, se contenta-t-elle de lâcher.

Ce n'était pas très honnête, mais c'était une proposition.

Sur le visage de Nadija, les émotions étaient toujours surprenantes : elles jaillissaient à contre-courant, imprévisibles, sans rapport avec la logique de ce qui les engendrait. À cet instant, ce qu'Audh lut sur ses traits était un étonnement profond, presque sidéré.

— Je… (Il était désarçonné, vraiment, et cela le rajeunissait encore.) Je n'ai pas l'habitude qu'on s'intéresse à moi… Je veux dire : à moi, pour moi… C'est bien ce que tu désires, n'est-ce pas ? (Il ne pouvait pas croire ce qui le stupéfiait, son cerveau cherchait la malveillance.) Il ne s'agit pas de connaître simplement mes travaux, c'est… (Ses yeux la transperçaient, littéralement, et ils étaient tristes.) Personne ne me demande jamais ce qui m'anime, ce que j'aime et ce que je déteste, personne ne fait l'effort d'approcher l'individu… Je suis le génie productif, le Grand Ingénieur, le Maître des maîtres. Pas un être humain. Ça, tout le monde s'en fout. (Il y avait un peu de colère dans sa douleur.) Non, je suis injuste. Ronan est mon ami. (Il sourit, avec tendresse quoique sans illusion.) Mais Ronan tourne autour de son nombril.

Même s'il lui était resté un peu de lucidité, que pouvait dire Audham ?

— Qui est Nadija Sin ? demanda-t-elle, écœurée de la pitié qui compressait ses poumons.

Un remords de raison lui soufflait : Ma petite Audham, tu es en train de te laisser embobiner par la drague la plus classique de l'univers !, mais elle n'aspirait qu'à découvrir un homme estimable (aimable ?) dans cet ennemi extraordinaire.

— Viens.

Il se leva.

 

*

**

 

De la tour, quoique jamais elle n'eût eu l'impression d'être surveillée ou limitée, elle ne connaissait que sa suite (c'était là qu'ils se rencontraient le plus souvent, un véritable appartement), une salle à manger immense et toujours vide, une succession de chambres d'invités inhabitées, des salons, des terrasses, des jardins intérieurs, une cuisine où s'affairaient des dizaines d'hiumes joyeux (tous les hiumes qu'elle avait rencontrés ici paraissaient libres, bien traités et insouciants) et tout un étage de pièces nues et inoccupées. Ses visites s'étaient limitées à quatre niveaux. La tour devait en compter plus de vingt, et chacun mesurait près de deux mille cinq cents mètres carrés.

Nadija la conduisit vers un escalier qu'elle ne connaissait pas à l'étage qu'elle croyait posséder sur le bout des doigts, celui qu'elle habitait. Elle savait que ses appartements étaient près du sommet. Elle découvrit qu'au-dessus, il n'y avait qu'un niveau, celui du myste : un jardin verdoyant sur la terrasse la plus haute de la Citadelle avec un loft planté au milieu, comme une maison dans une clairière.

Les degrés aboutissaient dans une véranda. Nadija ignora le loft pour emmener Audh jusqu'au parapet, côté nord. À plusieurs centaines de mètres au-dessus de l'eau, ils dominaient la mer. Le soleil déclinait, le ciel portait une poignée de cirrus évaporés, quelques éclats de falaise pointaient légèrement vers l'ouest, à la limite du champ de vision… C'était magnifique.

— Quand je ne fais pas semblant de jouer à Dieu, j'occupe des heures à n'être rien. (Nadija montrait son univers et, comme pour tout, sa façon de le vivre était inattendue.) Ici, il est facile de n'être rien.

Audh eût dit que cet endroit éveillait la mégalomanie.

— J'ai risqué ma vie pour ce bout de néant. (L'évocation le fit sourire.) Iodeki-evre ne voulait pas le quitter.

— Raconte.

— Oh ! il n'y a pas grand-chose à raconter. J'étais jeune, j'étais agressif et suffisant. Un jour, Iodeki m'a convié à une de ces partouzes sanglantes qu'il organisait dans ce jardin… Tu sais, Audh Onido Dham, les evres sont vraiment immortels, et souvent ils sont las. Quelques-uns d'entre eux inventent des plaisirs qui diluent l'ennui dans un océan d'atrocités. (Sa voix portait plus de haine que de mépris.) J'ai vu ce qu'il y avait au-delà du parapet, et j'ai décidé qu'aucune vacuité ne pouvait contenir autant d'horreur. J'ai patienté, j'ai intrigué, je suis devenu indispensable et j'ai exigé la tour. (Il rit, comme un gosse.) Je vieillis et je mourrai, mais les spadassins de Iodeki, ses dos tueurs et ses mystes pervers, ne peuvent m'atteindre… Iodeki-evre devra attendre que l'âge m'emporte.

— Il t'a cédé la tour ?

— Ses pairs l'ont un peu poussé. (Une gravité intense remplaça la gaité sur ses traits.) Il y a de la noirceur chez moi aussi. J'essaie de la canaliser contre l'infamie, mais elle est une violence plus forte que ma honte. (Il se tourna et se détacha du parapet.) J'ai anéanti la domination de Iodeki sur la communauté en massacrant ses sbires, les evres moins puissants se sont jetés sur l'occasion pour l'affaiblir et le reléguer à des taches mineures. Ma témérité a été récompensée. Pourtant, ça a été juste… On m'a clairement fait comprendre que cette incartade était la dernière.

— C'est pour cela que tu continues à bien servir tes maîtres ?

Audh avait choisi chaque mot avec minutie. Nadija n'eut pas exactement la réaction escomptée.

— Je n'ai pas de maître, Audh Onido Dham. Je ne sers personne. Je ne fais que passer.

Comment bousculer quelqu'un qui philosophait ?

— Tous les projets evres reposent néanmoins sur toi.

Ses yeux répondirent qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait, sa main attrapa la sienne pour l'entraîner à contourner le loft par l'ouest. Sa main était sans chaleur et sèche. Le cou d'Audham rosit, mais elle contint l'afflux de sang qui tentait de gagner son visage. Ils longeaient le muret. Nadija désigna un château dans le château. Sa tour en était une extrémité.

— Le Panthéon, nomma-t-il, la lèvre amère. D'ici, tous les dieux s'amusent avec Mytale.

— Les dieux ?

— Qui habite le Panthéon ? Ils se comportent comme de véritables divinités, même Sehang… Pourtant, Sehang a quelque chose d'humain, et il est le seul. (Il montra une aile biscornue de la construction.) Sehang vit là… Il sait que tu es ici…

— Qui d'autre le sait ?

— Personne. Sehang est venu me trouver ce matin. Il désire te voir. Je lui ai dit que la décision t'appartenait et que tu ne quitterais pas la tour. Cela lui convient. (Nadija détestait être informel ; il se débarrassait des mots.) Il faut que tu rencontres un evre, c'est la seule manière de comprendre pourquoi Nadija Sin est ce qu'il est.

— Ton inféodation ? recentra-t-elle.

Il ne lui avait pas lâché la main. Il la tira vers le sud et ses appartements, à travers une petite forêt de conifères nains.

— J'effectue des travaux commandés, commença-t-il. De la recherche, essentiellement, dans de nombreux domaines qui échappent aux autres. Bien entendu, je suis tenu à des résultats. Je suis en quelque sorte le directeur de projet d'une cinquantaine d'équipes, dont un dixième seulement s'adonne à la recherche pure, théorique si tu préfères. Les autres visent à une utilité de court et moyen terme. Scientifiquement, si je puis dire, j'ai beaucoup d'avance sur tout le monde, mais je ne suis pas indispensable à la progression des travaux. Mes… collaborateurs sont doués et efficaces. Avec ou sans moi, les projets vont à terme… Je m'évertue à altérer les termes ou à minimiser les progrès.

Il s'arrêta, lui lâcha (enfin) la main et se prit le menton.

— Dans l'absolu, je suis le fléau indispensable aux evres et, d'après Ronan, je suis trop aiguisé. (Il ferma les yeux, sourit, les rouvrit et progressa de trois mètres vers le loft, atteignant l'orée de la petite forêt. Audh ne bougea pas.) L'un des soucis majeurs de mes commanditaires est Island. Leur objectif est d'affaiblir les illes, peut-être jusqu'au génocide ; le moyen est d'annuler l'avantage ksin… Ce n'était pas un travail passionnant, j'ai rechigné à le faire. Puis deux de mes équipes ont accompli des percées trop considérables pour que je continue à les ignorer. Je les ai guidées et assistées et, récemment, nous avons offert les dugs et les slaves aux evres.

Audham se remit en marche. Elle était acerbe.

— En tout cas, ce n'est pas un cadeau pour les a-mutes ! reprocha-t-elle.

Elle arriva à sa hauteur.

— Non, bien sûr. (Nadija manifestait deux émotions contradictoires : l'amertume et une joie presque enfantine.) Les illes et les nones doivent beaucoup m'en vouloir. Quoi qu'il advienne, moi, je ne leur en voudrai pas.

Audh avait continué, dépassant le myste sans lui accorder un regard. Elle essayait de démêler les dualités dans son discours. Elle franchit les derniers arbres et stoppa net, sidérée et d'avance stupide.

Devant elle, sur un carré de pelouse qui rejoignait en pente douce les portes-fenêtres béantes de l'habitation, un ksin profitait des derniers rayons solaires, couché sur le dos, le poitrail fuligineux face à l'astre couchant. C'était un ksin étrange. Il était à la fois plus fin et plus costaud que Min' et tous les ksins que connaissait Audham, et son pelage brillait de couleurs étonnantes. Si son ventre était d'un noir mat, ses flancs changeaient doucement jusqu'au même vert que la pelouse ; enfin, jusqu'à un vert de la même nuance mais moins franc, moins compact. En se concentrant un peu, Audh comprit son impression : seule la surface du poil était colorée, comme ionisée ; le ksin était en réalité d'un blanc immaculé.

— Un ksin ?

Elle était incrédule.

— Un harhksin.

— Et qu'est-ce qu'un… harhksin ?

— Un ksin redevenu sauvage…

— Un haret !

— Sémantiquement exact.

Que faisait un ksin au cœur de la Citadelle ?

— Son poil…

Nadija explosa d'un rire joyeux.

— S'il n'y avait que son poil ! Ce harhksin vient des montagnes de Septrien, très enneigées, très froides. Il était déjà spécial avant que je ne lui fasse faire un séjour dans les forêts équatoriales de Sylvair, cela s'est accentué et je l'ai ensuite doté d'un système plus complexe encore.

— Mutagènes ?

— Partiellement. Je… (Il s'interrompit, fronça les sourcils puis haussa les épaules.) Je commence à maîtriser une technique qu'on pourrait appeler microtélékinésie. J'opère à l'échelle de la cellule.

Le haret s'était remis sur le flanc. Il regardait Audh, les yeux à moitié fermés. Elle s'approcha. Lorsqu'elle arriva à deux mètres, l'animal se dressa brutalement, les oreilles couchées, et présenta les crocs en crachant.

— Husky ! l'arrêta Nadija. Bon sang, Audh Onido Dham, ce n'est pas un ksin !

Audham avait eu le temps d'avoir peur. Elle prit celui de noter que la voix du myste avait claqué comme une menace, pas seulement comme un ordre d'arrêt. Puis elle vit le collier que la fourrure du harhksin lui avait caché, un simple bandeau métallique qui s'enfonçait dans le poil pour mordre la peau. Nadija tenait l'animal par la force, ses talents lui permettant de serrer ou de desserrer le collier à volonté… Cela signifiait que, différent ou pas des ksins d'Island, Husky était tout aussi réfractaire à la psionique myste que Min', et donc que la microtélékinésie de Nadija était un mensonge. Que cachait-il ?

Nadija la dépassa, et le harhksin vint se frotter à lui : c'eût pu être de l'affection, c'était une supplique. Le myste ne s'en cacha pas.

— Nos relations ne sont pas toujours très saines. L'humeur d'Husky est fantasque, et j'ai dû établir des rapports de force qui faussent un peu notre attachement, mais il me tolère et j'éprouve plus d'affection pour lui que pour mes semblables.

— Le collier.

— Oui. (De nouveau, il avait l'air triste.) C'est minable d'acheter l'affection d'un animal par la violence, mais toute ma vie est minable de ces amitiés-là. Nous rentrons ?

 

*

**

 

Toute la soirée, Audham avait cherché à sentir la présence empathique d'Husky et, à deux ou trois reprises, il lui semblait avoir perçu des émotions, ou des émanations d'émotion, qui s'échappaient du harhksin : un rien de colère jalouse contre elle quand Nadija était trop près d'elle, un soupçon de tendresse pour lui quand il lui flattait le crâne ou prononçait son nom. Mais il était probable que ces sensations étaient davantage le fruit de ses observations que d'une émission empathique ; ça n'avait rien de comparable avec ce que Liet' lui avait fait ressentir.

Ils avaient mangé en tête à tête, comme d'autres fois, mais avec plus de formalisme qu'à l'accoutumée, peut-être parce que l'un et l'autre étaient empruntés, peut-être parce qu'ils avaient discuté vraiment de sujets dépourvus de la moindre gratuité. Audh avait parlé de la Fédération, longtemps, d'un point de vue sociologique et politique, sans passion quoique avec – elle en était douloureusement consciente – beaucoup de nostalgie. Nadija s'était fendu de phrases aussi riches que concises sur la Mytale des evres, celle du gotha dont il faisait partie et celle qu'il connaissait des autres, des nones aux illes en passant par toutes les factions mytanes. Nadija Sin savait suffisamment de choses sur tout le monde pour effrayer n'importe qui, et il était omnipotent, mais rien en lui n'était effrayant, rien n'était mauvais. Il l'avait dit : Nadija Sin passait.

— Mon existence est une vaste fumisterie, disait-il. J'ai trop donné, trop jeune, pour prétendre à l'inefficacité, alors je triche. Les evres veulent raser Island et, demain, je peux téléporter là-bas autant de bataillons warshs qu'ils le souhaitent, dresser des harhksins à tuer des ksins, parasiter l'empathie de l'espèce voire l'étouffer (comme je le fais de celle d'Husky), couler les bateaux sur lesquels les illes tenteraient de fuir, provoquer une catastrophe… que sais-je encore. Au lieu de cela, je cache Husky, j'invente d'inutiles dugs, mes téléportés émergent morts et je m'intéresse au microscopique en prétextant des contraintes de masse. Ils veulent envahir et régner sur l'Impérium ? Je déballe mon mal de vivre à l'agent de la Fédération qui finira par me tuer.

Audh avait eu un réflexe instinctif de prise en défaut. Il avait soupiré.

— Mon talent le plus effrayant est d'inventer l'avenir, Audh Onido Dham. Ce n'est pas de la prescience, c'est une action subconsciente sur l'univers des possibles. Cela marche tout le temps, et je n'en ai aucun contrôle. Il suffit même que je redoute un événement ou que je désire en provoquer un autre pour que mes terreurs se réalisent et que mes aspirations périclitent lamentablement. Parfois, je soupçonne les evres d'être à l'origine de cette schizophrénie visionnaire… Tu sais, ils… ils…

Il se dressa en hurlant, de rage et d'impuissance :

— Je ne peux même pas le dire ! Je ne peux pas !

En cinq secondes, il vida la table d'un geste dévastateur, brisa des babioles qui trônaient sur les rares meubles, défonça la porte d'une armoire et s'ouvrit les veines du poignet droit en explosant la baie vitrée d'un coup de poing. Puis il s'effondra d'un bloc. Il pleurait.

Contrainte hypnotique, pensa Audh en se précipitant vers lui. Le tout-puissant Nadija Sin est sous verrou subconscient ! Il est télécommandé ! Les veines n'étaient qu'éraflées ; un simple bandage suffit à stopper l'hémorragie. Quelques gouttes d'un liquide sirupeux qu'il lui désigna gainèrent la plaie d'une pellicule imperméable et cicatrisante. La blessure interne était plus vieille et inguérissable. Audh mit une heure à le soulager de sa seule présente douleur.

Une heure que son cerveau anima par brassées ponctuelles de neurones. Quels pouvoirs avaient les evres ? Étaient-ils eux aussi détenteurs de super-talents psioniques ? Étaient-ils de formidables manipulateurs psychiques assistés d'une parfaite maîtrise hypnotique ? Quand son intellect rejoignit son intuition, la computation qui en découlait s'arrêta sur une explication d'une fiabilité raisonnable : un implant. Cette éventualité, technologique, était incongrue pour Mytale, du moins celle qu'elle connaissait, mais la Citadelle n'était-elle pas bâtie sur Alpha Joint, la première base impériale ? Se pouvait-il que les evres eussent conservé des outils cybergiciens en état de fonctionnement ? Se pouvait-il qu'ils eussent développé la technicité des appareils originels ? Se pouvait-il…

Probable. Cela cadrait avec la batterie fournie par Ronan ; cela cadrait avec l'absence totale de technologie ; cela cadrait avec les sciences développées sur Mytale, la biologie, la mutagénie, la psionique et les rumeurs d'immortalité… si l'on supposait que le noyau scientifique qui avait accaparé Mytale n'était composé que de biologistes et de généticiens. Une équipe dépourvue de physiciens et d'ingénieurs qui se serait contentée de conserver des générateurs et des machines cybergicales, les appareils tombant en rideau un par un sans que personne sût les réparer ou en construire d'autres. Voilà ce que devait celer la Citadelle et ce dont les illes voulaient s'emparer !

À doubler une compassion, qui ne la rebutait plus, d'un réconfort moral qu'elle était incapable de rendre maternel, Audham se laissa déborder par ses consolations à la tendresse trop sensuelle. Quand elle commença à baiser doucement les larmes de Nadija, elle avait accepté que son empressement affectueux dégénérât en contacts plus intimes.

— Je m'appelle Audham, murmura-t-elle en se pressant contre lui. Il sut quel nom crier.

Elle se demanda, derrière son nom, à quel diable elle vendait un peu plus que son âme.

Le choix du Ksin
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